permutation d’espace-temps
Il y a plusieurs années, j’ai acheté un livre de reproductions d’estampes des Cent Vues d’Edo de Andô Hiroshige (1797-1858). Cet ensemble de 118 estampes figure les nombreuses curiosités de la capitale japonaise de l’Est, au milieu du 19e siècle. Une introduction met en perspective la place qu’occupe cette œuvre dans la création de l’artiste dans l’histoire de l’estampe japonaise. Dans l’ordre de numérotation, chaque estampe est accompagnée sur sa page en vis-à-vis, d’un texte de mise en contexte historique et sociologique du quartier où se situe la « vue ». Du 17e au 19e siècles, s’est développé le style ukiyo-e, qui signifie littéralement « images du temps qui passe » une des formes de l’art urbain de l’époque d’Edo (1603-1868). C’est l’époque où Edo (ancien nom de la ville de Tokyo) se développait en l’une des plus grandes mégalopoles du monde, pour être la toute première dans l’histoire de l’humanité à atteindre le million d’habitants.
Ces estampes, première forme de reproduction de masse d’images, encouragèrent la démocratisation du voyage: baluchon sur le dos, les japonnais se mettaient en marche pour aller voir de leurs yeux les lieux réels évoqués par les estampes. Le but était d’avoir le privilège de faire partie du paysage devenu célèbre. Il en va toujours de cette logique aujourd’hui avec le tourisme de masse qui consiste à reconnaître, à voir en vrai les lieux qu’il faut avoir vus en ce monde; ceci exacerbé par l’habileté individuelle de produire ses propres images.
En lisant les descriptions des estampes, j’essayais de me représenter les lieux qu’ils figuraient, tels qu’ils avaient pu réellement exister. J’essayais de les localiser les uns par rapport aux autres sur d’anciennes cartes de Edo, de façon à faire corroborer un récit de réalité mais je n’arrivais pas à lire ces vieilles cartes manuscrites.
J’ai cherché un autre support pour déposer ces repères de lieux. Je me suis procurée une carte actuelle de Tokyo. Aujourd’hui Tokyo ne ressemble plus du tout à la ville représentée par Andô Hiroshige il y a plus d’un siècle toutefois certains quartiers et temples ont gardé leurs noms de l’époque. J’ai pu repérer la première « vue » de Edo : le pont Nihon ou Nihonbashi situé près de Chiyodaku, le palais impérial et ses jardins. Lorsque les descriptions qui accompagnent les estampes mentionnaient la proximité d’une autre « vue » je cherchais leur emplacement et localisais de nouveaux repères de ces autres « vues » sur ma carte. Il me fut souvent difficile de localiser précisément une estampe puisqu’un nom historique peut référer à plusieurs lieux ou éléments d’un quartier. S’il s’agissait de temples, j’utilisais Google Street View™ pour visualiser mes repères. Ceux-si ont souvent été reconstruits et restaurés selon les anciennes images et je pouvais les reconnaitre en les comparant avec les estampes. Je voyageais virtuellement entre réalités: temps révolus de Edo et actuels de Tokyo, le livre d’estampes de Hiroshige et mon écran Google Street View™, entre images dessinées et recomposées et photographies distordues.
Puis, j’ai superposé ma carte de Tokyo sur une carte de Montréal en épinglant la première « vue » (Nihonbashi) de Tokyo sur l’espace où je vis et travaille à Montréal. C’est d’ailleurs sous le pont Nihonbashi, à Tokyo que se trouve le km zéro de la ville. Les deux cartes orientées vers le nord à partir de ce pivot, révèlent alors des parallèles inouïs : la rivière Sumida et le fleuve St-Laurent se superposent dans le même axe, le Mont-Royal et le domaine impérial sont situés presque l’un au-dessus de l’autre, les vieux-ports de Montréal et de Tokyo orientés dans la même direction… L’acuité des correspondances ouvrait la voie à une exploration physique des lieux.
J’ai transféré les routes qui reliaient les « vues » sur la carte de Tokyo, sur la carte de Montréal et je suis allée marcher et explorer les « vues » dans la ville autour, à Montréal.

kilomètre zéro sur le pont Nihonbashi, tokyo
J’ai pu parcourir Montréal / Tokyo comme une touriste, à la rencontre des « vues » de Edo, suivant un fil d’Ariane qui relie des iconographies évocatrices et passant outre les frontières pour marcher dans la forme d’une réalité à 13 heures de distance, réalité elle-même décalée de 150 ans.
..regarder est avant tout une affaire de montage, fruit d’associations incessantes de la mémoire, elle-même altérée, fragmentaire, réinventée avec adjonction des désirs et des référents culturels de chacun. Le jeu des références instauré ici témoigne des processus déformants de ces interprétations.. Lauraine Turci, artiste photographe, à propos de sa propre démarche.
Premier trajet: vue 1 – Nihonbashi Yukibare (Hiroshige 5/1856)
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entre ces deux espaces
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